Compte-Rendu
La postérité de Gustav Mahler, tel est le sujet annoncé par Stéphane Friédérich qui commence sa conférence en plantant le décor dans lequel évolue Mahler, ‟Vienne de 1880 à 1914”, véritable concentré de talents et de génies du monde occidental. Mahler a beaucoup profité de cet environnement exceptionnel, pour preuve les quelque trois mille cinq cents personnes, tous horizons confondus, qu’il aurait côtoyées à cette période et avec lesquelles il aurait échangé.
Stéphane Friédérich dégage d’abord quelques clés de lecture de l’œuvre symphonique du compositeur parmi lesquelles prime la volonté de bâtir un monde (musical) avec tous les moyens de la technique disponible. Toute son œuvre utilise le principe du décalage jusque dans l’emploi détourné d’objets ou d’instruments (cloches de vache, écho baroque avec la présence d’une mandoline, cor de postillon…). A propos de sa 3ème symphonie pour laquelle il a fait de très nombreux commentaires, il remet en question la construction du programme habituel pour prôner ‟un monde qui naît du chaos et qui se régénère lui-même… l’éclatement de la forme et la recomposition d’une nouvelle forme inédite… un programme ne se justifie plus”.
Notre conférencier rappelle que la musique de Mahler a été bien longtemps boudée en France, sans parler des toutes premières représentations totalement contestées par les compositeurs français (Debussy disant de Mahler lors de la création de la 2ème symphonie au Chatelet ‟Ouvrons l’œil et fermons l’oreille… le goût français n’admettra jamais ces géants pneumatiques…”). Ce n’est guère qu’à partir des années 1960 qu’on s’intéresse à Mahler en France. Même Henri Dutilleux en 1990, tout en regrettant les réactions des Français, déplore le lyrisme trop expansif de la musique de Mahler !
Pour revenir au cœur du sujet, Mahler lui-même se serait-il posé la question de sa postérité ? Sans doute, puisqu’il va jusqu’à s’interroger sur la pertinence de continuer à écrire des symphonies en observant l’évolution de la forme et du matériau sonore que mettent en œuvre ses jeunes confrères Schönberg, Berg et Webern (future Seconde Ecole de Vienne).
L’influence de Mahler est toutefois indéniable. Indéniable si l’on met en parallèle le scherzo de sa 2ème symphonie (composée entre 1888 et 1894) avec la Sinfonia de Luciano Berio (composée en 1968). Le scherzo de la 2ème symphonie de Mahler (dont ‟l’hymne de Saint Antoine de Padoue prêchant aux poissons”) est écrit sur fond de valse, de dissonances de cuivres, oscillant entre grotesque et tragique… les thèmes disparaissent au profit de motifs musicaux qui se nourrissent les uns les autres. Or cette séquence avec ce même procédé sont calqués par Berio dans sa Sinfonia où, par ailleurs, chant et mots scandés se mêlent à la partie instrumentale.
Alors que la mélodie infinie de Wagner règne encore en maître dans les années 1880-1900 sur la musique européenne, on observe les métamorphoses voulues par Mahler qui veut s’affranchir du post-romantisme y compris dans ses Kindertotenlieder. Le pendant de cette sobriété musicale et les harmonies mahlériennes sont frappantes dans l’opéra Lady Macbeth du district de Mzensk de Dimitri Chostakovitch, créé en 1934, soit 30 ans après les Kindertotenlieder.
Au fil de sa conférence et avec des extraits musicaux soigneusement sélectionnés, Stéphane Friédérich nous suggère des correspondances entre les symphonies de Mahler et un certain nombre d’œuvres contemporaines. Ainsi le scherzo très avant-gardiste de la 7ème symphonie avec le final de la 5ème symphonie de Hans Werner Henze composée en 1962. Correspondance également avec une pièce créée en 2009 de Michaël Jarrett intitulée ‟Le ciel, tout à l’heure encore si limpide, soudain se trouble horriblement” caractérisée par des rythmes de marche chers à Mahler que l’on retrouve au début de sa 6ème symphonie.
Certains compositeurs revendiquent ouvertement le modèle mahlérien, c’est le cas de Erwin Schulhoff, notamment avec sa 3ème symphonie créée en 1935. C’est aussi le cas de Dimitri Chostakovitch qui achève en 1934 la composition de sa 4ème symphonie, la plus mahlérienne et revendiquée comme telle.
‟Il ne s’agit pas de faire beau mais de faire vrai”, proclame le Polonais Krzysztof Penderecki (1933-2020), ce qu’aurait aussi pu parfaitement affirmer Mahler. Penderecki dont la 3ème symphonie comporte étrangement 5 mouvements… tout comme la 5ème symphonie de Mahler ! Quant à Benjamin Britten, plusieurs de ses œuvres témoignent de sa fascination pour l’écriture de Mahler, dont sa Sinfonia da requiem écrite en 1940, hommage aux 6ème et 9ème symphonies du Viennois. Exemple marquant d’influence également que celle exercée par Mahler sur le compositeur allemand, Karl Amadeus Hartmann (1905-1963), auteur notamment de 8 symphonies. Autre exemple, encore plus marquant, celui du Russe Alfred Schnittke (1934-1998), qui compose sa 8ème symphonie en 1994 en revendiquant ses deux sources d’inspiration Mahler et Chostakovitch. Enfin, Stéphane Friédérich conclue ces parallèles avec le compositeur Russe Valentin Siklvestrov qui, en 1982, pastiche [NDLR : admirablement] l’adagio de la 5ème symphonie dans sa propre 5ème symphonie.
Pas de doute pour Stéphane Friédérich, que nous remercions de nous avoir ouvert l’esprit avec un certain nombre de découvertes musicales contemporaines, la modernité musicale s’est forgée sur l’œuvre du symphoniste Mahler.
François de Sars
Le conférencier

Après avoir travaillé durant plusieurs années à l’Orchestre de Paris puis à l’Orchestre Symphonique Français, Stéphane Friédérich a passé 12 ans en tant que Chef de rubrique à La Lettre du Musicien et de son Hors-Série annuel Piano. Auteur d’une biographie de Mahler (Actes Sud), il collabore en tant que rédacteur avec les Orchestres Philharmoniques de Strasbourg et l’Orchestre National des Pays de la Loire. Il assure également toutes les présentations des avant-concerts de l’Ensemble Orchestral de Paris au Théâtre des Champs-Elysées. Enfin, il chronique à Classica depuis les débuts du magazine.